Imprensa
31/07/2013

Saint-Exupéry à Florianópolis

 

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Article publié dans História Catarina N°54

(traduction : Jean-François Brunelière)

Mônica Cristina Corrêa Saint-Exupéry – Une étude sur la présence de l’aviateur et écrivain à Campeche.

En cohérence avec sa politique éditoriale et laissant ouvert l’espace des interprétations possibles de l’Histoire, la revue HC publie un article écrit par la chercheuse Mônica Cristina Corrêa, dont la vision sur le passage du pilote-écrivain Antoine de Saint-Exupéry par Campeche, à Florianópolis, diffère de la version de João Carlos Mosimann, pour qui cette présence est seulement une légende locale, suivant ce qu’il affirme dans son livre « Os aviadores franceses – a América do Sul e o Campeche » (Les aviateurs français – L’Amérique du Sud et Campeche) (2012).

Mônica C. Corrêa, chercheuse et Docteur en Littérature Française, n’est pas d’accord : « Il n’y a pas de raisons, une fois que l’on compare les documents et les témoignages, pour que des doutes planent quant à la présence de Saint-Exupéry à Florianópolis ». C’est le point de vue défendu par Mônica dans cet article.

En octobre 1929, un jeune pilote français fut envoyé en Argentine, par la Compagnie de Courrier Aérien Aéropostale. En ces temps des pionniers de l’aéronautique, on ne savait pas que cette Compagnie constituerait un épisode notable du 20ème siècle, vue la bravoure des pilotes qui prenaient le risque de voler dans des avions très précaires. On n’imaginait pas non plus que le jeune envoyé, Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) avait la verve d’un des écrivains les plus féconds de ce même siècle. Le quotidien d’un officier encore jeune offrait à un écrivain embryonnaire son thème  principal : Saint-Exupéry immortalisa les exploits de ses compagnons dans diverses œuvres et, publiant en 1943, un an avant de disparaitre dans les airs, Le Petit Prince, qui est devenu par la suite un best-seller dans le monde entier, traduit dans de nombreuses langues.

En conséquence, l’auteur, appelé le « poète de l’aviation » et son histoire se sont inscrits dans la durée. Saint Ex en piedDans ses pages, Saint-Exupéry a intégré le Brésil, territoire qu’il a longuement survolé en 1930, selon les explications de ses historiens divulguées sur son site officiel (www.antoinedesaintexupery.com): « Nommé chef d’exploitation de l’Aeroposta Argentina, Antoine de Saint-Exupéry prend ses fonctions le 12 octobre 1929 à Buenos Aires où il retrouve ses camarades Marcel Reine, Henri Guillaumet et Jean Mermoz. Il a pour mission d’assurer le bon fonctionnement des lignes déjà existantes vers Santiago de Chili, Asunción et Rio de Janeiro, de gérer le personnel et l’équipement. Le travail administratif considérable ne l’empêche pas de voler beaucoup et loin, souvent de nuit et d’ouvrir de nouvelles lignes ». En 1933, l’Aéropostale a été fusionnée avec quatre autres compagnies françaises, donnant naissance à Air France, mais durant cette courte période, la vie de  Saint-Exupéry avait déjà été bien marquée par ces évènements, comme le montre ce qu’il écrivit dans « Je suis allé voir mon avion ce soir », un texte récemment découvert (2007) : « Revenant d’Amérique du Sud où, tour à tour, j’avais été mêlé aux coutumes du Brésil ou de Patagonie, aux problèmes locaux, à mille « éléments » d’autres familles humaines, je ne pouvais plus si facilement vivre comme absolues les histoires de mes Maures sous leur tente ».

Au Brésil il y avait onze escales tout au long de la côte, de Natal à Pelotas, toutes équipées d’un hangar, un aérodrome, une maison pour les pilotes et un poste de radio. L’implantation de ces équipement était due à la faible autonomie des avions : de Rio de Janeiro à Buenos Aires il fallait compter 13 à 15 heures de vol, avec un plein de carburant à chaque escale : Santos, Florianópolis, Porto Alegre, Pelotas e Montevideo (Uruguay). Et les pannes étaient fréquentes. Saint-Exupéry, qui contrôlait toutes les escales, s’est rendu à de nombreuses reprises dans la « ville merveilleuse » (Rio de Janeiro), comme le montre le texte précédemment cité (2007) : « Je ne vais pas vous décrire le couché de soleil  sur Rio de Janeiro». Pour arriver à Rio, Saint-Exupéry devait passer par les escales, dont celle de Florianópolis. L’écrivain a fait une citation de Florianópolis, qui n’est pas neutre, puisqu’il l’a choisie, entre les autres, dans la trame de Vol de Nuit (1931). Dans le livre Saint-Exupéry, une vie à contre courant, sa biographe Stacy de la Bruyère commente : « Saint-Exupéry avait survolé la côte Sud-Américaine pendant une bonne année ». La Bruyère souligne aussi que le pilote allait à la rencontre de ses collègues : « il semble que Saint-Exupéry y ait souvent rencontré ses collègues dans les derniers mois de 1929 et les premiers de 1930. […] Mais par-dessus tout, et jusqu’à l’épuisement, Saint-Exupéry volait ». En fonction de ces éléments, il est donc certain que Saint-Exupéry est passé par Campeche, même s’il n’est pas possible de calculer combien de fois, ni de savoir combien de temps il y est resté à chaque passage, de la même façon que cela n’est possible pour aucun des pilotes de la ligne.

avion champ

On continue à sortir des oubliettes des récits de vols de ces pilotes et employés de la ligne. Quelques radiotélégraphistes, comme Jean Macaigne et Paul-Henri Dissac, ont laissé des témoignages éparses dans lesquels ils racontent avoir fait le trajet Rio-Buenos Aires et vice-versa, avec Saint-Exupéry aux commandes. La maison qui servait d’escale à Florianópolis, se trouvait au Campeche, un quartier qui en 1930 était isolé, désert, habité presque uniquement par des pêcheurs. C’est à eux que devaient recourir les pilotes et mécaniciens pour obtenir de l’aide dans de nombreuses situations, comme cela se passait aussi dans d’autres endroits. Ainsi, ce que dit Saint-Exupéry sur les habitudes et « éléments » d’autres « familles humaines » est en accord avec ce que racontent les pêcheurs et leurs pairs à propos du passage des Français au Campeche. Les récits oraux, dans ce cas – et pas uniquement ceux des pêcheurs – corroborent les écrits sur l’Aéropostale et représentent des pièces dans un puzzle d’informations disponibles dans des langues, des époques et des formes différentes. Souscrivant au souvenir que le pilote aurait de Florianópolis, citons « Souvenir de Saint-Exupéry », lettre posthume (https://www.trussel.com/saint-ex/fargue.htm) , écrite par l’un de ses grands amis, Léon-Paul Fargue, dans laquelle ce dernier exprime son angoisse dans l’attente du pilote : « Que de nuits aussi j’ai passées à l’attendre, nerveux et tendu, non qu’il fût toujours en retard, mais parce que je le savais à Florianópolis ou en Cyrénaïque, et que la radio ne nous disait rien sur le régime de son moteur ». D’où est-ce que Fargue, qui n’a jamais mis les pieds en Amérique du Sud, aurait pu tirer le nom d’une ville – Florianópolis – qui même aujourd’hui est encore très peu connue des Français, se ce n’est du récit de Saint-Exupéry lui-même ? Air France carte FloripaIl est bien naturel qu’il se produise au Campeche la même chose que dans presque toutes les escales de l’Aéropostale, d’Afrique en Amérique : Saint-Exupéry est devenu une icône de l’aventure puisqu’il l’a immortalisée dans ses écrits. Son génie et son caractère exceptionnel restent dans les mémoires et c’est cela qui est célébré, car sans ses textes on ne saurait presque rien de l’Aéropostale. C’est l’inoubliable écrivain qui symbolise aussi les relations qui se sont nouées entre les pilotes et les habitants locaux des diverses régions du monde. Il n’y a pas de raisons, si l’on compare les témoignages et les documents, pour que des doutes planent au sujet de sa présence à Florianópolis. Et sa mémoire est indélébile, vu que l’avenue principale du quartier porte le nom de l’œuvre la plus connue de Saint-Exupéry : « Avenida do Pequeno Príncipe » (avenue du Petit Prince).

Il s’agit d’une Histoire dans laquelle la mémoire et les documents se « contaminent », comme élucide précisément l’historien Durval Muniz de Albuquerque Jr dans son livre A arte de inventar o passado (L’art d’inventer le passé) : « L’oral ne doit pas être opposé de manière dichotomique à l’écrit, comme deux réalités distinctes et distantes, mais comme des formes plurielles qui se contaminent en permanence, car il y aura toujours un trait d’oralité dans l’écriture et les paroles utiliseront toujours des morceaux de textes ». C’est une Histoire à préserver, et en aucun cas à déconstruire. Dévaloriser la mémoire orale c’est se subordonner à un savoir historique archaïque ; cela rabaisse les témoignages sur la base de préjugés, en fonction de la condition sociale de ceux qui les réalisent. C’est enfin répéter les erreurs qui ont conduit en d’autre temps à décimer les indiens sous prétexte qu’ils étaient illettrés et donc « inférieurs ». Au Campeche la maison des pilotes (connue sous le nom de « popote ») et l’ancien terrain d’atterrissage sont encore là. L’accent local a transformé le nom du personnage le plus symbolique en « Zeperri ». Comme on peut le lire dans Cocanha, a Historia de um pais imaginário (Cocanha, l’Histoire d’un pays imaginaire), ce phénomène doit être interprété suivant ce que dit le spécialiste du médiéval brésilien Hilario Franco Jr : « La véritable histoire (…) se trouve à l’articulation entre la réalité vécue de manière externe et la réalité vécue de manière onirique. L’une n’existe pas sans l’autre et toutes deux construisent, ensemble, les comportements collectifs, la succession des évènements historiques ». De ce point de vue, Florianópolis détient un héritage sans équivoque, où le paysage emprunte sa poésie à l’Histoire.

Mônica Cristina Corrêa est Docteur en Littérature Comparée France-Brésil (USP), Coordinatrice de Projets de la FAPESC, Historienne et chercheuse. Elle est la représentante, dans l’Etat de Santa Catarina, de la Succession Saint-Exupéry. Note : L’article de João Carlos Mosimann, dans lequel cet auteur expose sa vision à propos de la présence de Saint-Exupéry à Florianópolis, a été publié dans la revue História Catarina, Ed N°47, sous le titre : Eric Hobsbawm e o Campeche (Eric Hobsbawm et Campeche).