Desenho de Sophie Binder

Saint-Exupéry au Brésil et Le Brésil Chez Saint-Exupéry

Desenho de Sophie Binder

Le « personnage-narrateur-pilote » du chef d’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince (1943), nous informe au premier chapitre du livre : « J’ai volé un peu partout dans le monde ». Il va sans dire que cette information est autobiographique ; mais à la lecture d’une œuvre dont le genre n’est pas précis (proche d’une fable ou d’une parabole), elle permet que l’on s’imagine ce pilote en terres lointaines. En livrant aux lecteurs une information aussi vague sur ses parcours, le pilote-écrivain évoque leur imagination. En même temps, si l’on prend cette information comme liée à la vie de l’auteur, il s’agit de faits réels, puisqu’il fut pilote de la légendaire compagnie de courrier aérien, les lignes aériennes Latécoère, devenue en 1927 l’Aéropostale. Ce sera, donc, sur ces deux éléments entremêlés – l’imaginaire et les faits –, que l’histoire des vols et des passages du « poète de l’aviation » se racontera « un peu partout ».

Saint-Exupéry occupa le poste de chef-pilote de l’Aeroposta Argentina (société sœur de l’Aéropostale), à Buenos Aires, de la fin 1929 au début 1931. Le pilote arriva en Amérique du Sud le 12 octobre 1929 et fut accueilli par ses vieux camarades Marcel Reine, Henri Guillaumet et Jean Mermoz. C’est à cette époque qu’il écrira Vol de nuit (1931), son premier livre au succès retentissant, et qu’il découvrira ledit « grand sud », la région de la Patagonie. Il se trouve que ses fonctions le menèrent jusqu’à Rio de Janeiro, au Brésil, ce qui comprenaient au moins cinq des 11 escales le long de la côte du pays, installées par le nouveau patron de la compagnie, Marcel Bouilloux-Lafont (depuis 1927). Partant de Buenos Aires, et après Montevideo en Uruguay, les escales brésiliennes étaient : Pelotas, Porto Alegre, Florianópolis, Santos et Rio de Janeiro.

Quoique le Brésil ne fût pas le pays de résidence de Saint-Exupéry – il habitait toujours à Buenos Aires – il fut dans certains de ses recoins. Des passages rapides, certes, entre une escale et la suivante, mais suffisamment importants pour qu’il restât dans la mémoire locale et en devînt aussi une légende autochtone. La biographe américaine Stacy de la Bruyère nous donne plusieurs pistes sur l’abondance de vols de Saint-Exupéry à cette époque : « Il vola sans doute davantage au cours de ces quinze mois en Argentine que pendant tout le reste de son existence. »¹ Puis : « Mais par-dessus tout, et jusqu’à l’épuisement, Saint-Exupéry volait »².

Sans que l’on sache exactement où, mais en pensant que ce fut partout, elle nous rajoute : « Saint-Exupéry dut atterrir sur des plages étroites bordées de forêts impénétrables³ ». Ce genre de paysage est abondant au Brésil. Curtis Cate, biographe de 1973, explique : « Pour s’échapper de son bureau, Saint-Ex saisissait le moindre prétexte pour piloter lui-même le courrier⁴ ».

On peut donc s’imaginer que ses « escapades » l’amenèrent à privilégier des lieux, des rencontres avec des habitants régionaux, et que tout cela n’a pas été transcrit. En tout cas, il s’agit d’un des meilleurs moments de la vie et de la carrière de Saint-Exupéry : il vole beaucoup, il écrit, il inaugure de nouvelles lignes aériennes, il s’aventure et il est entouré de ses camarades. Tout cela lui procura une véritable substance en tant qu’homme et féconda sa littérature. Comme il écrira plus tard dans Pilote de Guerre (1942) : « Chaque obligation fait devenir ».

Le Brésil, avec son territoire si vaste, qu’aurait-il pu laisser dans l’âme exupérienne ? Quelles impressions, souvenirs, sentiments lui aurait laissé ce pays qui avait l’air d’un géant endormi dans les années 1920-1930 ? N’étant pas la principale attribution géographique des fonctions de Saint-Exupéry, était-il, malgré tout, incontournable lorsqu’il exerçait ses activités de pilote ? Il faut lire l’écrivain-pilote lui-même pour en avoir une idée. Après son retour en France, en rédigeant une conférence, il exprima les sentiments tenaces que l’expérience sud-américaine lui avait inspirés :

« Je reviens donc d’Amérique du Sud et un beau jour décollai de Casablanca pour Dakar. Après huit jours de cette existence, je comprenais, sans bien me définir pourquoi, que c’était fini, que c’est ailleurs qu’il me faudrait aller retrouver ma jeunesse, que ni Mauritanie ni Sénégal n’étaient capables de me rendre. Le parcours ne me ‘prenait plus’.

J’ai compris peu à peu pourquoi. Revenant d’Amérique du Sud où, tour à tour, j’avais été mêlé aux coutumes du Brésil ou de Patagonie, aux problèmes locaux, à mille ‘éléments’ d’autres familles humaines, je ne pouvais plus si facilement vivre comme absolues les histoires de nos Maures sur leur tente (…).⁵  » (50)

S’il est vrai que Saint-Exupéry ne nous laissa quasiment rien en matière de ses impressions personnelles sur le Brésil, rien que ce petit extrait, sorti des oubliettes en 2007, permet d’en avoir une idée, surtout en ce qui concerne le « poids » de l’expérience pour lui. Le Brésil est cité avant même la Patagonie, zone principale de ses fonctions. L’écrivain met au même rang les coutumes et les problèmes du Brésil et de l’Argentine, sans parler des différences, ni des nuances, comme s’il avait connu les deux pays d’égales façons. Les « mille éléments d’autres familles humaines » comprend donc les Brésiliens, les escales de villages de pêcheurs, les dépaysements de la côte encore sauvage du pays tropical. Pour en savoir plus, il faudra puiser dans la tradition orale des endroits reculés du Brésil, entendre les mémoires ou l’écho des voix des témoins.

D’un autre côté, bien que les passages de Saint-Exupéry au Brésil fussent éphémères, l’image du pilote-écrivain laissa des traces indéniables dans les mémoires, lesquelles les transformèrent aussi en légendes locales. Et cela ne relève pas de la célébrité du Petit Prince ; si, comme ailleurs, le chef-d’œuvre de Saint-Exupéry se vend beaucoup jusqu’à présent, le pilote de l’Aéropostale qu’il fut, reste méconnu du grand public. En revanche, il n’est pas rare que l’on y trouve une sorte de personnage emblématique inspiré du pilote Saint-Exupéry.

La Ligne (Latécoère puis Aéropostale) commence à devenir une ancienne histoire ; bientôt, on fêtera le centenaire de sa création par l’entrepreneur visionnaire Pierre G. Latécoère à Toulouse (1918). Naturellement, tous ceux qui vécurent cette aventure ont maintenant disparu. Non sans laisser des récits extraordinaires de ce qu’ils ont vu et de ceux qu’ils ont connus… À entendre leurs descendants, on se croit plongé dans un véritable récit littéraire auquel ne manqueront pas les péripéties, les événements touchant au fabuleux, les larmes et les rires, les anecdotes et, mêlée à toute cette poésie, l’irréfutable vérité historique.

Pour mieux connaître la symbolique que laissa la présence de Saint-Exupéry au Brésil, il est convenable de puiser au moins dans deux sources : les rapports oraux issus de l’intérieur des communautés locales, où les anciennes escales étaient opérationnelles, et les quelques textes historiques ou témoignages des protagonistes (pilotes, mécanos, etc.) de l’époque. C’est au croisement de ces deux moyens d’expressions que l’on pourra retrouver l’image particulière du pilote-écrivain en ce lointain pays par rapport à la France. En effet, on retrouvera un « personnage » décrit aux couleurs locales qui pourtant ne cessera jamais d’être un pilote français plein de tendresse et d’amitié, un homme sans frontières qui aimait être parmi les gens humbles comme les pêcheurs, les fonctionnaires… Peu à peu, dans les recoins du Brésil, à entendre les gens qui y sont nés, on voit se profiler, enfin, l’image d’un homme qui n’est pas un autre, mais bien Antoine de Saint-Exupéry.

Actuellement au Brésil, en dehors du contexte du Petit Prince, parler de Saint-Exupéry, c’est plutôt parler du pilote « Zeperri », surnom que l’on lui donna du fait de la difficulté de prononciation de son nom en portugais. Et l’histoire de « Zeperri » semble prendre son origine à Florianópolis, capitale de la région Santa Catarina, où une escale de l’Aéropostale fonctionnait à l’époque et dont existent encore les vestiges. L’ancien terrain d’atterrissage y est presque intact avec ses plus de 350.000 mètres carrés pratiquement au bord de la grande mer qui longe le quartier de Campeche… Le lieu de fixation des antennes de radio est encore parsemé des structures de ces engins et la maison des pilotes y est entièrement conservée.
Jusqu’à présent, cette maison est connue de la population locale comme « popote », mot inexistant en portugais, mais qui définit, pour les îliens, l’immeuble français construit en 1927… Et il existe un fameux « Zeperri » à Florianópolis qui, selon toutes les explications locales, est justement le pilote auteur du Petit Prince. Qu’on n’en doute pas, les noms des rues à Campeche rendent hommage à l’Aéropostale et surtout à son pilote emblématique : « Avenida Pequeno Príncipe », « Saint-Exupéry », « Aviação Francesa », «Dos pilotos » etc…

Ainsi, le vivant personnage Zeperri fait-il partie de la culture de Florianópolis : on parle de lui dans les paroles des sambas du carnaval, dans les contes de grands auteurs, dans les cafés, librairies et entre enfants. Plusieurs témoignages oraux embellissent le passage du pilote – et de ses camarades – en la belle Île de Santa Catarina, la capitale Florianópolis. Le plus fameux est celui du pêcheur de Campeche, M. Manuel Inácio, que l’on surnommait Père Deca. C’est à lui, surtout à son fils Getúlio Inácio, que l’on doit la préservation de la mémoire de l’histoire orale des pilotes français à Campeche. D’après Getúlio, Père Deca se lia d’amitié avec Saint-Exupéry, avec qui il aurait mangé du poisson et fait de la pêche à la ligne maintes fois.
Saint-Exupéry serait friand des « bijus », biscuits typiques produits avec de la farine de manioc… Père Deca racontait aussi que Saint-Exupéry était toujours en train d’écrire sur un petit carnet de notes. Tout cela est bien vraisemblable lorsqu’on cherche sur les rares documents écrits à propos des visites de Saint-Exupéry au Brésil. Les récits du Père Deca semblent, d’ailleurs, attestés par d’autres témoins, des gens qui vécurent à l’époque… Le ton est le même où que l’on aille ; on parlera d’un homme timide, mais aimable et rêveur. On était encore loin de la création du Petit Prince ; il s’agira toujours d’un pilote presque anonyme de l’Aéropostale.

D’ailleurs, M. Armando Gonzaga, dont le père, M. Admar Gonzaga, fut postier chargé de transporter à cheval les sacs du courrier de Campeche au centre-ville (et vice-versa), connut Saint-Exupéry, précisant : « L’écrivain célèbre Antoine de Saint-Exupéry n’est jamais venu à Santa Catarina ; c’était le pilote Antoine de Saint-Exupéry… » Quoi qu’il en soit, tous les souvenirs locaux semblent pleins de tendresse et d’admiration pour ce pilote…

Florianópolis étant actuellement l’une des plus importantes destinations touristiques du Brésil, on comprendra vite que l’histoire de Zeperri se soit répandue dans le reste du pays. Le succès du Petit Prince ne fait que accroître les légendes car, si à l’époque il s’agissait d’un pilote anonyme, maintenant on parle de l’écrivain le plus traduit du monde.

Au surplus, un témoignage curieux a récemment fait surface à Pelotas, ville à l’extrême sud du Brésil qui fait frontière avec l’Uruguay et où il y avait une escale de l’Aéropostale ; en fait, la première pour ceux qui entraient par le sud. Le monsieur qui raconte les aventures de son père mentionne aussi le surnom « Zeperri » :

« Je suis né à Pelotas. Mon père, Antônio Ernani Pinto da Silva fut le premier employé brésilien à travailler, encore étudiant, chez Latécoère, à Pelotas, l’entreprise responsable de l’implantation de l’une de ces étapes de l’Aéropostale. C’était en 1929 et mon père avait alors 18 ans. Mon père était chargé d’amener les mécaniciens, de chercher le pilote “Antoine” (qu’ils surnommèrent d’ailleurs Zeperri) à la piste d’atterrissage et de l’amener en ville. Ils utilisaient des voitures "de location" (aujourd’hui appelées taxis). Pendant ce temps, les mécaniciens s’occupaient de la maintenance des appareils dans le hangar ; travail qui pouvait prendre jusqu’à trois jours. Comme il y a avait également des employés français au sein de l’équipe locale, le pilote leur apportait des fromages qu’ils laissaient moisir dans leurs tiroirs, pour qu’ils "créent des vers", afin d’être dégustés comme il se devait à l’époque. Mon père affirmait que l’odeur était infecte (une forte odeur de pieds).
Comme ce trajet du Courrier Sud a fonctionné pendant un bon moment, cette relation a duré quelque temps (de 1929 à 1931, je crois). Il (Saint Exupéry) aimait beaucoup faire escale à Pelotas et ils allaient ensemble faire le tour des célèbres cabarets qui existaient à cette époque. Pelotas faisait partie des étapes indispensables des compagnies étrangères de théâtre ; certains cabarets étaient d’ailleurs même très réputés. Comme c’était un étranger, qui plus est exerçant une profession romantique peuplée d’aventures, il avait grand succès auprès des femmes, même s’il n’était vraiment pas beau. Mon père ne payait pas ses consommations juste parce qu’il l’accompagnait. Ils sont devenus rapidement amis et mon père en était très fier. J’ai grandi en écoutant ces histoires, elles étaient souvent répétées. Elles me manquent.⁶ ”

Très émouvant, ce témoignage renforce une tendance brésilienne à prononcer le nom de Saint-Exupéry comme « Zeperri ». Cependant, il paraît qu’il s’agit, jusqu’à présent, du seul cas en dehors de Florianópolis. On n’aura pas de références à Saint-Exupéry à Porto Alegre, à Rio ou à Santos en tant que Zeperri. Lorsque l’on y mentionne le pilote, c’est par son véritable nom.

À Santos, le beau témoignage de l’ancien pilote privé M. Carlos Cirillo, né en 1923, ne fait pas non plus mention à « Zeperri », mais nous raconte un très bel événement de son enfance :

« J’ai fait une carrière de pilote militaire, puis civil. Une histoire qui a commencé quand j’étais un gamin. Mon grand-père possédait une maison à Praia Grande (São Paulo), où on allait passer les vacances. Un jour, il a dit qu’il avait vendu une partie de la ferme à une compagnie française qui y devait installer un terrain d’aviation. Et quand nous y sommes allés pour les vacances, ils [les Français] avaient, en effet, construit un champ d’aviation. C’est-à-dire : du sable, car ce n’était que cela et, selon le vent, ils se posaient sur la plage ou sur ce terrain.
Alors, j’ai vu les premiers avions de ma vie. Mes jeux d’enfant se jouaient autour de ces avions-là, ce qui a fait surgir ma vocation d’aviateur. Praia Grande était une base de manutention d’avions. Après qu’ils ont bâti le hangar, ils y faisaient l’échange des moteurs et il y avait un chargé mécanicien d’origine suisse, un Jean Bernard. Puisque ma grand-mère était française, on s’est liés d’amitié. Pendant un vol d’essai, il est venu un pilote ; plus tard, j’ai appris qu’il s’appelait Saint-Exupéry. Il a invité ma mère à réaliser un vol et Bernard a tout arrangé. Elle est montée à bord en me portant dans ses bras.
La chaise était de joncs, attachée à l’avion. Il y des choses qui restent dans notre mémoire… Puisque ma grand-mère était française, elle parlait souvent avec les pilotes. D’ailleurs, elle n’a jamais dit qu’elle était française. Elle disait : ‘Je suis basque’. Ma mère aussi parlait français. Saint-Exupéry est venu plus d’une fois, aussi bien que Guillaumet et ils prenaient un petit café chez nous, pendant qu’on ravitaillait les avions. J’ai encore cette odeur d’huile dans mon nez… (…)Toute notre vie orbite autour de la mémoire de notre enfance. Dans la mienne, il y a l’Aéropostale. Saint-Exupéry est celui dont je me souviens, car
c’était mon premier envol…⁷ »

Par ce récit, on découvre que Saint-Exupéry faisait rêver les enfants avant qu’il écrivît le Petit Prince.

Parallèlement, les registres écrits, les documents, qu’en disent-ils ? Ceux qui veulent connaître un peu plus le passage de Saint-Exupéry au Brésil doivent être patients et reconstruire, entre rapports oraux et les rarissimes documents écrits sur les atterrissages et décollages de l’écrivain-pilote en ce pays, une mosaïque à la fois riche de détails importants et de légende. S’il s’agit d’une tâche difficile, voire épuisante, les surprises peuvent charmer : l’Histoire peut être illuminée par ces débris de mémoire locale, auxquels ne manque jamais la magie des rencontres fraternelles entre Français et Brésiliens lorsque que la mondialisation était encore à ses premiers balbutiements.

Saint-Exupéry lui-même mentionne la lointaine escale dans son livre Vol de Nuit (1931) à propos d’une erreur (Chapitre IX) : "L'escale de Florianopolis n'ayant pas observé les instructions…"
Cette petite allusion, dans un roman écrit en Amérique du Sud et issu des expériences vécues sur place ne semble pas être aléatoire quand on entend parler les îliens, les enfants des pêcheurs contemporains de pilotes et d’autres. Leurs souvenirs restent vivants et permettent de croire que Florianópolis a aussi marqué Saint-Exupéry et qu’il en ait parlé ailleurs aussi. C’est ce qu’un autre texte écrit laisse penser ; la lettre posthume « Souvenir de Saint-Exupéry »(1945), rédigée par l’ami intime de l’écrivain, Léon-Paul Fargue :

« Que de nuits aussi j'ai passées à l'attendre, nerveux et tendu, non qu'il fût toujours
en retard, mais parce que je le savais à Florianópolis ou en Cyrénaïque, et que la radio
ne nous disait rien sur le régime de son moteur⁸  ».

Que l’on sache, Fargue n’est jamais allé au Brésil. D’où aurait-il sorti le nom de cette ville brésilienne sinon à l’entendre de Saint-Exupéry lui-même ? Ne fût-ce plus naturel, au contraire, qu’il écrivît « Rio de Janeiro », ville carte-postale et surtout qu’à l’époque elle était la capitale du pays ? Ou même Porto Alegre, ville qui était déjà un grand centre métropolitain ?

Florianópolis était, au contraire, moins connue et très sauvage. À Campeche vivait une poignée de pêcheurs avec leurs familles. Le parallèle avec Cyrénaïque dans le texte de Léon-Paul Fargue se calque sur le fait qu’il s’agissait des régions éloignées et primitives. Mais, comment pouvait-il le savoir sauf si on lui en parla ?

Du point de vue historique, le mot de la fin revient certainement à l’historien Bernard Bacquié, dans son dernier livre publié en France, Un pilote austral: Antoine de Saint-Exupéry (2013). Cet ouvrage est le résultat d’excellentes recherches dans les archives existantes en Argentine et en Uruguay, ainsi que dans celles de la famille du radiotélégraphiste Jean Macaigne, qui a souvent fait équipe avec Saint-Exupéry en Amérique du Sud. Aussi dans la revue Icare, Macaigne raconta l’une de ses missions dans un article intitulé Avec lui [Saint-Exupéry], j’ai transporté le courrier. Au cours d’un décollage difficile de Campo dos Afonsos (Rio de Janeiro), sous une pluie torrentielle, Saint-Exupéry dans la cabine de pilotage et Macaigne dehors, à tenter de débourber l’avion, le pilote dit : « Mais nous ne pouvons tout de même pas aller en rouleur jusqu’à Santos »⁹ . Donc, il reste évident que Saint-Exupéry est passé par Santos aussi…
Pilote et mécano réussirent finalement à décoller et à parcourir toutes les étapes. Bernard Bacquié, après avoir vérifié d’autres documents, conclut :

"Ce témoignage atteste qu’au milieu de l’année 30, tu (Antoine de Saint-Exupéry) as transporté plusieurs fois le courrier entre Buenos Aires et Rio, t’arrêtant dans toutes les escales, comme c’est prévu pour charger et décharger les sacs. La légende de ton empathie avec le pêcheur de Florianópolis est donc parfaitement plausible" (page 142).

Toujours selon Bacquié, le radiotélégraphiste Paul Henri Dissac laissa un important témoignage ; il vola, avec Saint-Exupéry aux commandes, le 7 mai 1930 de Buenos Aires à Rio :

« Je n’avais pas encore volé avec Saint-Exupéry, mais il avait toute ma confiance. (…) Il avait l’air un peu lointain, le regard endormi, inexpressif, dans des yeux qui, lorsqu’il vous parlait se fixaient au loin, comme s’il rêvait, car il était un penseur (Un pionnier sans importance – Dissac)¹⁰ .

Le mécanicien Marcel Moré nous laissa aussi un récit sur un passage de Saint-Exupéry par Pelotas lorsque celui-ci allait à Rio. Il s’agit du livre J’ai vécu l’aventure de l’Aéropostale :

« Venant de Buenos Aires, Saint-Exupéry atterrit un jour à Pelotas aux commandes d’un Laté 28. Il ne devait faire chez nous qu’une escale technique avant de repartir vers Rio de Janeiro.»¹¹

Le danger ne tardant pas à se montrer, Saint-Exupéry dût changer d’avion, prenant un Laté-26 pour continuer. Le mécanicien raconte qu’il parla au pilote plus tard : « à son passage suivant, j’ai donné à Saint-Exupéry, qui connait la mécanique, l’explication de sa panne (…)¹²  ».

Rien que pour cet extrait, on voit déjà que les vols de Saint-Exupéry dans la région sud du Brésil n’étaient pas tellement rares. Cependant, les lacunes des rapports sont abondantes. Restera toujours à l’imaginaire populaire de greffer du mythique sur ces espaces lacunaires.

Cependant, les autochtones ne furent pas seuls à le faire. En plus de la lettre de Léon-Paul Fargue, l’on pourrait citer, par exemple, l’allusion de Blaise Cendrars aux vols « brésiliens » de Saint-Exupéry dans « Confluences », laquelle jette sur le célèbre personnage une aura de magicien :

« Alors, c’était donc lui, Saint-Exupéry, que je voyais passer une fois par semaine dans le ciel de Rio de Janeiro, par n’importe quel temps et avec une régularité telle que, comme jadis les habitants de Königsberg au passage d’Emmanuel Kant se rendant à heure fixe à l’Université tenir son cours de métaphysique, les deux millions d’habitants de Rio règlent leurs montres quand passe l’avion aux cocardes françaises.
Ça, c’est de la poésie moderne, de la poésie en action, de la réalité et du rêve, une noble formule de vie, – et non seulement de la bonne propagande comme le jugent les officiels. Aussi, tout écrivain d’aujourd’hui peut être fier de lui et envier Saint-Exupéry, qui a la chance de monter au ciel pour y faire tous les jours des prouesses de poète inspiré, mais qui en descend à l’heure, avec un livre dans la poche de sa combinaison d’aviateur¹³  ».

À l’inverse, Saint-Exupéry lui-même laisse transparaître une image idyllique du Brésil lorsqu’il mentionne des couchers du soleil à Rio : « Je ne vous décrirai pas Rio de Janeiro dans le soleil couchant¹⁴  ». En évitant cette « description », l’auteur l’attribue quelque-chose spectaculaire ; il ne s’agirait pas, en effet, d’un coucher de soleil, mais d’une ville qui y est complètement plongée, comme il s’avère dans le paysage éblouissant de Rio.

Près de cette ville, d’ailleurs, un tréfonds de forêt bien caché sera acheté par le pilote Marcel Reine, camarade de Saint-Exupéry. Il s’agit d’une ferme à Petrópolis-Itaipava, région desdites montagnes de Rio. La douceur des températures et la végétation ont fait que Reine baptise sa propriété « La Grande Vallée » en hommage à sa région natale. Dans cette maison, les jeunes pilotes se réunissaient lorsqu’ils étaient libres. Saint-Exupéry, comme les autres, paraît avoir fréquenté le lieu. C’est lui, encore une fois, qui y laissa une belle légende : la maison est préservée par son actuel propriétaire (José Augusto Wanderley) dont le père la racheta directement de Marcel Reine. M. Wanderley y entretient un site de mémoire consacrée aux pilotes et… au Petit Prince. La population de Itaipava aime croire que le pilote-écrivain se soit inspiré d’une des roches des montagnes que l’on peut apercevoir de la maison pour le dessin du boa avalant l’éléphant… Et la légende fut contemplée, puisqu’on y a construit une fontaine du Petit Prince et la Place Saint-Exupéry, devant lesquelles les touristes de toutes les origines font pèlerinage.

L’on sait que le pilote – écrivain laissa des traces où qu’il fût. Au Brésil, malgré le manque de documents écrits, ou mêmes de photos (on en dispose que d’une), il est indéniable qu’il sillonnait les cieux du pays. Même à Natal, ville très éloignée du rayon d’action de Saint-Exupéry (censé n’être allé que jusqu’à Rio), les habitants assurent qu’il y passa. Et il ne s’agit pas de contes populaires ; le journaliste João Alves de Melo, né en 1896, s’est également consacré à l’enregistrement des faits et du quotidien de l’aviation à Natal, se servant de son appareil photo et de ses laboratoires personnels pour les faire développer. De plus, il prit soin de conserver des articles de journaux et des extraits de livres concernant l’histoire de l’aviation dans sa région. Ce travail, qui dura pratiquement toute sa vie, il le transforma en un livre, sur lequel apparaissaient de manière erronée les noms de Saint-Exupéry et d’Henri Guillaumet sur la légende d’une photographie. Simple malentendu, mais qui a aussi suscité la polémique à Natal : savoir si Saint-Exupéry est oui ou non passé par là. Si rien ne le prouve, il est, par contre, difficile de tout discréditer : dans les rapports laissés par M. Alves de Melo, on trouve un extrait du Journal local O Poti ; il s’agit d’une déclaration de Jean-Gérard Fleury, journaliste français ami des pilotes et auteur de La Ligne (Gallimard, 1944) qui vécut jusqu’à 2002. C’est une page de 1974 décrivant le pilote Saint-Exupéry (certainement lors des 30 ans de sadisparition) où on peut lire que celui-ci connaissait bien Natal et Rio de Janeiro… Mais qu’il
était venu en bateau…¹⁵ .
Il semble naturel que les gens de « partout où il a volé dans le monde » gardent de Saint-Exupéry un beau souvenir ou se fassent de lui une belle image. Il est également naturel que les rapports oraux y ajoutent une partie de légende. À propos, Stacy de la Bruyère affirme avec certitude : « Ses admirateurs (de Saint-Exupéry), comme ses critiques, doivent traiter non avec l’homme, mais avec la légende ».

Il est vrai aussi que ce pilote déjà légendaire, homme timide, aimable et unique, écrivit un chef d’œuvre qui est à la hauteur – et qui se confond – avec son image et son destin mythiques. C’est encore à Bernard Bacquié qu’il faut revenir :

« Tu (Antoine de Saint-Exupéry) te poses à Montevideo (Uruguay), à Pelotas, à Porto Alegre, Florianópolis, Santos et Rio de Janeiro. Tu as porté tes lettres d’amour, de bonheur, de tristesse… et tu es vivant¹⁶ »

Les Brésiliens peuvent sans doute faire écho à ces paroles, y rajoutant : « tu es vivant chez nous en tant que pilote, écrivain, personnage. Tu nous permets de mieux nous raconter, de mieux nous connaître et, décidément, tu nous as assuré une partie de nos rêves ; tu nous es cher et unique, toi, notre Zeperri ».

Mônica Cristina Corrêa est docteur en Littérature Comparée Brésil-France, par l’Université de São Paulo. Elle est traductrice des œuvres de Saint-Exupéry et autres, historienne et chercheuse. Elle présidente de l’AMAB – Association Mémoire de l’Aéropostale au Brésil et représente officiellement la Succession Saint-Exupéry et la Fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la Jeunesse à Santa Catarina, Brésil.

¹LA BRUYÈRE, Stacy de. Saint-Exupéry – Une vie à contre-courant, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot et Dominique Laclanche. Paris, Albin Michel, 1994,p.188.
²Ibid., p.196
³Ibid, p.197.
CATE, CURTIS. Antoine de Saint-Exupéry, Laboureur du ciel. Traduit de l’anglais par Pierre Rocheron et Marcel Shneider, Bernard Grasset, Paris, 1973, p.192.
SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. « Je suis allé voir mon avion suivi de Le Pilote et de On peut croire aux hommes » in : NRF, org. Albain Cérisier, Gallimard, Paris, 2007.
SILVA, Luiz Felipe Tavares da. Propos recueillis par Mônica Cristina Corrêa, in: Revista História Catarina, n.63, Année VIII, Chapecó, Santa Catarina, Brésil, 2014, p.30
⁷CIRILLO, CARLOS. Propos recueillis par Mônica Cristina Corrêa, sur https://www.zeperri.org/fr/aeropostale/santos-testemunhos/. Consulté le 13 avril 2016.
⁸FARGUE, LÉON-PAUL. “Souvenir de Saint-Exupéry » (reprinted in Icare n.75 Saint-Exupéry Troisième Epoque 1936-39, and Revue de Paris, Sept. 1945). 10 pp. Liège, Dynamo.
⁹Cité par: BACQUIÉ, BERNARD. Um pilote austral, Antoine de Saint-Exupéry. Les éditions Latérales, Villematiers, 2013,p. 142.
¹⁰Ibid, p.128.
¹¹MORÉ, MARCEL, avec la collaboration de William Desmond. J’ai vécu l’aventure de l’Aéropostale, Préface de Jean-Gérard Fleury, Acropole, Paris, 1980, p.177.
¹²Ibid., p.179
¹³CENDRARS, BLAISE. “Anecdotique”, in: Confluences, orgar. Par André TAVERNIER, Paris, 1947,p.59.
¹⁴SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. « Je suis allé voir mon avion suivi de Le Pilote et de On peut croire aux hommes »,Op. Cit., p.59
¹⁵MELO, JOÃO ALVES DE. Asas sobre Natal. Pioneiros da aviação no Rio Grande do Norte. Fundação José Augusto – Natal, Brésil, 2012, p.169.
¹⁶BACQUIÉ, BERNARD. Um pilote austral, Antoine de Saint-Exupéry, Op. Cit., p.133.

Par : Mônica Cristina Corrêa

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Publicado em 21/11/2018

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